Discours de remerciements du Grand Prix Pierrette Micheloud 2023

28 novembre 2023, Cercle littéraire, Place St-François, remise du Grand Prix de Poésie Pierrette Micheloud

 

Jérusalem Aden Varsovie

des murs des pierres des balles

Bihac Lodz Grozny

mais qui baptise ces villes

qui

diables démons

prend tant de joie

à déverser le feu le sable

 

Ayacucho Gaza Khartoum

la roue

Alexandra Oshakati Kaboul

on pêche les cadavres

on dresse le gibet

 

Plaies grattées

farines étranges

on coupe on tranche

menace tire

on lance on court

 

la roue le gibet

ce que nous sommes

 

Bourreaux mes frères

victimes mes frères

 

[…]

 

Nous allons aveugles

aveugles nous sommes pris à l’oubli

de ce que nous sommes

 

cette pauvre joie d’être

ce que nous sommes

 

bourreaux mes frères

victimes mes frères[1]

 

*

Après une lecture, dans un café de Trois-Rivières, au Québec, en 1995, une femme vient vers moi pour me dire le plaisir qu’elle a eu ; elle me lance :  « Vous avez de la chance d’écrire des poèmes ! » Je ne me souviens plus ce que j’ai dû balbutier, en guise de réponse, mais cette exclamation m’habite encore. Ecrire des poèmes, une chance ?

J’ai choisi de vous lire d’entrée un extrait de « Litanies des villes meurtries », publié en 2000, dans Orients, pour illustrer ma tentative de réponse, mais aussi compte tenu de la situation actuelle.

Dans une émission de la RTS, du regretté David Colin, émission qui rendait hommage à François Rossel, disparu le 6 novembre 2015, (François, qu’il me plaît de saluer ce jour, là où il est : il a son écharpe rouge, son doux regard et son malicieux sourire), cette archive, orale, de Maurice Chappaz :

« Le grand danger de l’écriture : on n’a quelque chose d’inexprimé en nous, d’inadapté au monde extérieur. On a une contradiction. On sent, par exemple, ces destinées impossibles qui nous appellent, on sent, en même temps, sensible au moindre paysage, on sent ces difficultés de contacts qu’on a avec les autres, on sent toutes sortes de hiatus entre nous et les autres, entre nous et le monde. »

Ecrire des poèmes, une chance ? Une croix à porter, peut-être… Un artiste répond à une nécessité intérieure, qu’il s’explique mal, parfois ; en ce qui me concerne, le poème est une réponse à ce que j’appelle « l’avalanche du réel », qui provoque les sentiments que Chappaz décrit ; alors le poète cherche à se dégager de la poudreuse qui l’engloutit (j’aime beaucoup le ski…), cherche à élaborer une réponse à ce qu’il ressent de manière trop vive, pour se recentrer, se trouver lui-même, par une langue sienne, forgée dans le brouhaha du langage.

Le poète, et j’ai la chance d’en côtoyer bon nombre…, a, je crois, la « passion du monde », si l’on veut bien entendre le mot « passion » dans tous les sens du terme. L’extrait de « Litanies des villes meurtries » que je vous ai lu illustre cela. Je profite de la circonstance pour saluer Jérôme Berney, qui a magnifiquement mis en musique ce poème, et avec qui nous avons créé au printemps 2022 Equinoxe, Oratorio de Pâques.

Et pour clore cette partie de mon discours, ces mots de Pierre Voélin, qui a reçu le Grand Prix Pierrette Micheloud en 2017 ; je cite le texte lu à cette occasion, que vous trouverez sur le site de la Fondation :

« La poésie est donc un appel exigeant, sans concession, à ne pas déchoir, et son propos est toujours politique par quelque manière, je le crois ; son exigence de probité, et pas moins sa rigueur formelle, l’aident dans son refus de céder à la complaisance et aux futilités. Sa dimension est par nature essentiellement éthique. Sont en jeu : le souci du monde […] et le rapport à la langue. »

*

Madame et Messieurs les membres du jury, je vous prie de croire en ma profonde gratitude pour le geste que vous me faites, si inattendu, si généreux ! Un artiste doute, toujours : le signe de reconnaissance que vous me faites me donne confiance, un nouvel élan, et je vous en remercie.

Merci aussi de ce moment que vous m’offrez, entouré de tant de personnes qui comptent pour moi : « Visages         visages plus miraculeux que terre fertile », a écrit Guy Lévis Mano, vers qui est en exergue de mon livre Orients. Mes collègues du gymnase auraient été déçus que je ne le cite pas, tant je leur rabats les oreilles avec ça !

Visages des membres de ma famille : de ma femme, Corinne, soutien discret, continu et généreux de mes activités, visages de nos trois enfants, qu’ils soient présents ce soir ou non ; visages de mes parents, disparus les deux, l’année dernière ; vos visages, mes amis, certains de toujours, certains camarades de jardin d’enfants, certains ont les 211 titres d’Empreintes et m’assurent de les avoir tous lu ; visages de vous autres amis poètes, que j’ai eu la chance de rencontrer grâce aux Editions Empreintes, dont vous êtes le cœur et le sang : la qualité des dialogues que nous entretenons me protège d’une solitude qui parfois menace. Visages de mes collègues et amis du gymnase : merci de ces conversations sans cesse renouvelées que nous avons autour de la littérature. Merci à vous tous de votre présence ! Enfin merci au Cercle littéraire de nous accueillir, à ses membres, qui portent haut le goût de la langue et de la littérature !

*

« Oser le poème, parole précaire et menacée. L’offrir à l’autre, pour un peu de sérénité, pour un regard libre, pour des instants savoureux », a écrit Laurence Verrey lors de la remise de son prix en 2020. Je vais donc, traitreusement, n’est-ce pas, profiter de l’occasion pour en « oser » encore quelques-uns, inédits : il s’agit de poèmes extraits de Rhizomes, livre à paraître le printemps prochain. Ces poèmes ont été inspirés d’une suite de neuf peintures de Claire Nicole, que je salue, peintures que j’ai eu pendant presque trois ans sous les yeux, dans mon bureau. Privilège rare ! Il s’agit d’évocations de moments de mon enfance, dans des lieux qui l’ont marquée : le chalet familial de Rougemont, les maisons de mes grands-parents, à Bussigny. Le volume sera évidemment accompagné des œuvres de Claire. On prend les commandes !

Je ne vous en lis que cinq (ils sont numérotés), pour ne pas déflorer le tout…

 

2

 

Derrière le père

qui pioche

le garçon ramasse les cailloux

– les jette dans la brouette

qui devient trop lourde pour lui

 

Des années durant

les taupes ont creusé

leurs galeries :

 

on se tord les chevilles

sur la terrasse mal plate.

 

3

 

À Caroline et Antoine

 

Trois poutres – une longue

quelques clous de taille

– et le filet tissé de ficelle forte

 

Au but, la fille !

Les deux garçons s’affrontent

sur la pelouse malmenée

 

Le ballon dans les rosiers :

« Sauvages ! »

s’exclame la Grand-Mère

qui les couve du regard.

 

5

 

Chaque printemps

l’enfant mesure le mélèze

– un cadeau qu’on lui a fait –

 

jusqu’au jour

où le double-mètre ne suffit plus :

 

il ne sait pas encore

que l’arbre lui survivra.

 

7

 

Dans la pinède

deux garçons tannés par le soleil

écartent les pives

du circuit automobile

tracé dans la poussière

 

garage en lego

 

voitures miniatures

en métal rutilant

 

– le bruit des moteurs monte

 

la sieste est finie.

 

8

 

La lumière éclate

sur le damassé

 

la table est mise dans la véranda :

assiettes peintes, verres en cristal

 

les couteaux en argent sont posés

sur de petits animaux en étain :

renard, chats, chiens, lièvres

un bouc et un chevreuil

 

l’enfant aimerait choisir

 

le vin dans les carafes

– les plats arrivent

 

le sourire étincelant du Grand-Père

quand il dit

le geste large

« Passons à table ! »

*

Enfin, je ne saurais terminer ces remerciements sans évoquer la figure de Pierrette Micheloud : femme libre et de convictions, déterminée, aux talents multiples, poète, peintre, critique, passeuse de poésie. Un modèle pour Empreintes ?.

J’aimerais vous lire un poème très beau, qui est dans l’excellente anthologie de M. le Président du Jury, Jean-Pierre Vallotton :

 

Que les mots ne cachent plus

Les feuilles mouillées de pluie

Qu’en marchant j’écrase

Collent à mon cœur.

 

Qu’elles soient l’onde amnistie

Aux âmes errantes !

 

Pour la Terre, apaisement

De la parole froissée.

 

Nuit, parole sous-jacente

Pour l’entendre il faut

Que soient balayées, soufflées

Les cendres du jour.[2]

 

Et, comme viatique, a contrario, pour conclure, ces vers d’Alexandre Voisard, vers que vous connaissez, tant je les répète :

 

« Il fait jour

il fait jour

La poésie n’a pas

perdu son temps. »[3]

 

Merci de votre attention.

Alain Rochat, 28 novembre 2023

 

[1] « Litanies des villes meurtries », in Orients, Empreintes, Moudon, 2000, pp. 23-25 et 28.

[2] Pierrette Micheloud, Choix de poèmes (1952-2004), Etabli et présenté par Jean-Pierre Vallotton, L’Age d’Homme, collection Poche Suisse, Lausanne, 2011, pp. 43-44.

[3] Alexandre Voisard, Le Repentir du peintre, Empreintes, Lausanne, 1995, p. 82.