Dès le deuxième poème de son premier livre, Alain Rochat, jeune poète de vingt-trois ans, affirme : « J’accueille le monde / Et le monde m’accueille ». Il est frappant de constater qu’au seuil de son œuvre littéraire et de sa vie d’adulte soit formulé ce distique qui dans son double mouvement dialectique semble déjà résumer, comme par prescience, les fondements de son existence à venir.
Une simple notice biographique le concernant nous permet aisément de deviner que toutes les étapes primordiales de sa vie s’inscrivent sous cette devise: don de soi et besoin de partage. Nous relevons ses deux années passées en Afrique au service de la Croix-Rouge ; son travail en tant que collaborateur scientifique au Centre de recherches sur les lettres romandes ; la création, avec son ami François Rossel, des Editions Empreintes qui, quelque quarante ans plus tard, viennent de publier leur deux cent douzième livre ; une déjà longue carrière dans l’enseignement secondaire ; sans oublier, bien entendu, le don de son œuvre que fait l’artiste à ses lecteurs. Il importe également de noter que ces activités aussi diverses que nombreuses ne l’empêcheront pas par ailleurs de fonder une famille et de s’engager dans la vie politique de sa commune, car Alain Rochat n’est pas de ces artistes qui contemplent le monde du haut d’une tour d’ivoire, et l’immersion dans la vie active n’est pas pour lui un empêchement au jaillissement poétique mais paraît au contraire le stimuler. Il faut avoir vécu intensément pour que sa parole rende un son d’authenticité.
C’est peut-être aussi ce que Gauguin suggérait quand il écrivait dans une lettre adressée de Pont-Aven à son confrère Schuffenecker : « Quand mes sabots résonnent sur ce sol de granit, j’entends le ton sourd, mat et puissant que je cherche en peinture. »
Il n’est pas si fréquent que le premier livre d’un poète soit déjà parvenu à un niveau de maturité patent, comme ce fut le cas pour Mon visage nébuleuse, en 1984.
Quelques-uns des thèmes qui irrigueront toute son œuvre sont déjà présents dans cet ouvrage inaugural. J’aimerais en signaler deux.
Tout d’abord celui, obsédant, de la succession du jour et de la nuit, du clair et de l’obscur (qui s’impose dès la citation de Jacques Dupin sur laquelle s’ouvre le livre), tel le ressac contre les rochers ou le motif musical passant d’un groupe instrumental à un autre, eux-mêmes, ce jour et cette nuit, parangons de l’alternance et de la fusion des contraires, en bonne dialectique hégélienne, ainsi dans ce premier poème : « Le jour se brise » sur les « Falaises de la nuit » ; d’où, résultante positive : « Suspendu à la vague / Sur la crête lumineuse / Je respire» (je souligne).
Au cœur de cette poésie, comme dans le yin et le yang, l’équilibre entre le noir et le blanc est toujours maintenu. En voici quelques exemples choisis dans les cinq principaux livres publiés.
Dans Mon visage nébuleuse, on peut lire que « L’ombre révèle / Sa part de lumière ».
C’est un peu d’eau qui nous sépare nous dit que si « La nuit égoutte / Ses méridiens d’abandon », le vent, lui, « s’époumone / A caresser une aube insoumise » (je souligne).
Un poème de Fuir pour être celui qui ne fuit pas, dans sa troisième partie, affirme que « nous portons notre ballot de ténèbres » et que « la nuit muette nous change au noir. » Le ton aussi change du tout au tout dans la sixième et dernière partie du texte avec les vers suivants : « il y aura un matin de premiers baisers », « un matin de douceur et de larmes ».
Dans Orients, les pôles négatif et positif sont inversés ; il y est question d’une « source / au cœur de mes nuits », alors que d’autre part « les jours s’obscurcissent ».
Voici une dernière citation prise dans Rivières, tracteurs et autres poèmes : comme « les matins ne sont d’aucun secours », c’est « la nuit qui nous portera ».
L’autre thème que je me propose d’aborder est celui du visage, présent dès le titre du premier recueil, Mon visage nébuleuse. Il est surprenant de trouver en épithète à visage le mot nébuleuse (dont Robert nous donne la définition suivante : « Tout corps céleste dont les contours ne sont pas nets »). Un visage trouble, en quelque sorte, qui n’aurait pas encore connu le stade du miroir lacanien ? De plus en plus étrange… Nous verrons du reste sous peu que le miroir est un thème connexe récurrent.
On peut aussi comprendre cette image de la nébuleuse comme une ouverture au cosmos, à l’infini — il est souvent question d’étoiles dans l’œuvre d’Alain Rochat, et la citation de l’un de ses poètes fondateurs, Guy Lévis Mano, en exergue à son livre suivant, débute par cette phrase : « En vérité tu ne connais pas ton visage. »
Au fil des livres, le visage va se prêter à de nombreuses métamorphoses. Dans le premier ouvrage publié, il est dit « terrassé ».
Dès le poème liminaire du suivant, « un visage s’impose et m’impose sa nudité, il est là et me regarde : haineux. »
Un peu plus loin, après une page blanche, ces mots cinglants comme un coup de fouet : « Miroir / Je te regarde sans me voir / Visage infini / Au-delà » (ces deux derniers vers semblant corroborer notre seconde hypothèse concernant la nébuleuse).
A partir de la page 41, Miroir (avec majuscule et sans déterminant) devient même personnage à part entière du récit (c’est par ce mot que l’auteur caractérise son texte en couverture du livre), ainsi « Miroir passe de fontaines en ruisseaux / En quête d’une ombre à dévorer ». Plus loin, cette interrogation : « Qui dira la figure achevée ? » (je souligne).
Au cours du livre suivant, il sera question notamment de « mon autre visage » et d’un « temps sans visage » ; puis ce mot se fera pluriel.
Dans Orients, ils deviennent « inutiles »… ou « aimés » — toujours la balance pour tempérer les sentiments.
Même alternance pour Rivières, tracteurs : « un visage / à peine / mais lumineux » précède « la ruche / des visages perdus ».
Naguère, Robert Mallet intitulait l’un de ses meilleurs recueils Quand le miroir s’étonne. Chez Alain Rochat, ce dernier est carrément « stupéfait » — nuance, non négligeable.
En dehors de ces variations sur des figures données qui parcourent l’œuvre entière et s’enrichissent de livre en livre, chaque opus possède sa propre, ou ses propres structures, nous conviant à des « Noces primordiales », qui font peut-être écho à celles de Jouve.
Des poèmes lapidaires du premier recueil, nous passons à un chant de longue haleine, sous forme de récit, comme nous l’avons vu, même si les textes se présentent à l’évidence sous forme de poèmes en vers. Récit de métamorphoses, probablement à résonances bibliques quand on passe de « la faute » et de la « honte » à la transfiguration de l’œillet, symbole des souffrances du Christ dans l’art religieux.
Le troisième ouvrage se présente d’abord comme réceptacle des souvenirs et de la mélancolie. Mais ses différentes parties offrent des formes et des tonalités très variées.
Si au début prédomine un vocabulaire voué à la noirceur et à l’échec : ronces, terrains vagues, ruines, absence, gravats, décombres…, dans la deuxième section, malgré un titre encore pessimiste, Désert entre ces murs, le poème ouvre ses ailes, se fait ample, polyphonique, vers et prose alternant, où le poète exprime sa peur « d’appartenir vraiment / à l’obscurité qui [le] lie. »
Entre les quatre parties qui constituent Orients coulent des Rivières, à chaque fois composées de trois poèmes comportant un quintil et un sizain, forme nouvelle que l’on retrouvera dans le livre suivant.
Le poème le plus marquant est sans doute celui qui court sur une vingtaine de pages, dont le titre est explicite, Litanie des villes meurtries. Les lieux et les siècles s’y télescopent et le chant se fait douloureux qui évoque les pires souffrances infligées par l’humain à ses semblables, que le poète désigne par « bourreaux mes frères / victimes mes frères ».
C’est en 2019 que paraît Rivières, tracteurs et autres poèmes. Je serais tenté de dire que la ruse suprême de cette poésie est de se faire passer pour simple alors qu’elle relève d’une grande complexité.
Dans son avant-propos, l’auteur nous informe qu’il s’est appuyé sur la symbolique des nombres pour distribuer les poèmes au long des pages.
Quant à la table des matières, elle nous propose une sorte de jeu de pistes, d’inspiration tout oulipienne, offrant au lecteur divers chemins pour parcourir le livre.
On sent aussi que l’auteur s’amuse lorsqu’il fustige avec humour notre société de consommation : « – Tout est à vendre » vient conclure une liste de petites annonces farfelues, dignes de L’Os à moelle de Pierre Dac !
A la poste s’affichent les titres de livres à vendre censés nous permettre de changer notre vie, tandis que le poète conclut par : « – moi, je veux juste / acheter un timbre // et lui écrire je t’aime. » — Prévert n’eût pas mieux dit.
Dans un registre tout différent, Alain Rochat remet à l’honneur un blason du corps féminin, avec sa sensuelle Aréole.
Si ce livre évoque par ailleurs le souvenir meurtri des êtres aimés disparus, c’est pour mieux affirmer la nécessité de donner leur importance aux choses en apparence les plus anodines de notre quotidien, et de partager avec les autres tout ce qui peut l’être.
La poésie d’Alain Rochat est de celles qui nous incitent à vivre intensément, même dans la simplicité, et à courage garder, car, ainsi que l’écrivait dans Langage entier Joë Bousquet : « La vie n’est pas à vivre si elle n’est pas consumée dans la recherche d’un introuvable trésor. »
Si vous ne connaissez pas encore son œuvre poétique, j’espère que les arguments que je vous ai exposés suffiront à vous faire comprendre pourquoi les membres de notre jury, que je ne remercierai jamais assez pour leur dévouement et leur sagacité, j’ai nommé Nuria Manzur-Wirth, Ferenc Rákóczy et Jean-Dominique Humbert, ont décidé, avec moi-même, d’attribuer le Grand Prix de Poésie Pierrette Micheloud 2023 pour l’ensemble de son œuvre à Alain Rochat, que j’ai le plaisir d’accueillir sous vos applaudissements.
Jean-Pierre Vallotton